À quoi ressemblerait la transition alimentaire ?

Impossible, aujourd’hui, de conjuguer la transition alimentaire à l’indicatif tant nous n’en prenons pas le chemin. Un drame, car nous aurions tellement à y gagner, climatiquement, pour la biodiversité, la ressource en eau, pour notre autonomie alimentaire ou encore en termes d’emplois… Autant de progrès potentiels que décryptent pour nous Xavier Poux, membre du bureau d’études pour la gestion de l’environnement AScA et auteur du livre Demain, une Europe agroécologique[1].

[1] Avec Pierre-Marie Aubert et Marielle Court, Actes Sud 2021  

Depuis le Covid, le terme de transition a explosé : écologique, énergétique, de la mobilité… Le dérèglement climatique nous impose de changer nos pratiques et ce qu’il convient de faire est parfois très clair – dans le cadre énergétique, sortir des énergies fossiles pour aller vers des énergies renouvelables – parfois plus flou comme dans le cas de la transition alimentaire.

Pour Xavier Poux « ce qui devient clair c’est que notre alimentation a un impact sur l’environnement et le climat. La relation de causalité est établie auprès du grand public. Ce qui est beaucoup plus flou, c’est vers quoi il faut tendre et pourquoi il faut changer. On entend majoritairement nous devons manger moins de viande, notamment moins de viande de ruminants. Et par conséquent, plus de végétal, voire plus d’insectes, le tout pour remplacer les produits animaux. Il y a du vrai dans cette vision, mais il faut aussi se méfier des généralisations simplistes ». Voyons avec lui dans le détail les gains qu’on pourrait escompter de cette transition.

Pourquoi moins de viande industrielle ?  

D’abord, pour nous redonner les marges de manœuvre de production, sortir de la course en avant au productivisme qui ne profite ni aux agriculteurs, ni aux consommateurs : « nous n’en avons pas conscience, mais les deux-tiers des terres arables en Europe sont consacrées à produire des céréales intensives qui servent de nourriture aux animaux industriels. Réduire notre consommation de viande, et de lait, bien qu’on en parle moins, c’est permettre des cultures qui ne courent pas après le productivisme et son cortège d’engrais, de pesticides et d’irrigation ». Alors, la solution magique serait-elle d’éradiquer tout l’élevage animal ? « Non, tout est question d’équilibre ! Y compris par rapport aux gaz à effet de serre : les vaches et les autres herbivores émettent du méthane, mais ils jouent un rôle essentiel pour la biodiversité, le paysage et les fertilisants naturels. La priorité, c’est de sortir de l’élevage industriel et d’assurer une transition vers l’élevage agroécologique, dans lequel les ruminants ont toute leur place sans pour autant nuire au réchauffement tant que leur nombre ne s’accroît pas et que leur fumier est pleinement valorisé. Une agriculture 100% sans élevage crée aussi beaucoup de problèmes écologiques. Si on veut se passer des engrais de synthèse très coûteux en énergie, il faut que nous diversifions notre production avec plus de légumineuses que nous consommons directement (pois chiches, lentilles,…), mais également des fourrages pour animaux, et notamment le trèfle et luzerne. Ce sont ces fourrages qui apportent, et de loin, le plus d’engrais naturels dont on a besoin. ‘Moins mais mieux d’élevage’ est la formule qui résume la vision agroécologique.  ».  

Mais si on produit beaucoup moins, pourra-t-on toujours nourrir la planète ?  

C’est le chiffon rouge souvent agité par les tenants du modèle agricole productiviste actuel : les alternatives, qu’elles soient bio ou en agroécologie n’auraient pas les rendements nécessaires pour nourrir huit milliards d’humains et mèneraient inexorablement au retour des famines de masse. Une chimère pour notre expert : « j’ai récemment participé à un article démontrant l’inverse[1]. Encore une fois, à cause de l’hypertrophie qu’occupe la production de protéines animales. Non seulement nous consacrons les deux-tiers de nos terres agricoles à des céréales pour nourrir les animaux, mais en plus de cela, nous importons massivement du soja de sorte que l’Europe produit 90% seulement de ses besoins en production végétale ! Contrairement aux idées reçues, nous sommes déficitaires. En réalité, l’Europe ne nourrit pas le monde, c’est le monde qui nourrit l’Europe et ses animaux en batterie, notamment le Brésil et l’Argentine. Nos travaux montrent que même une baisse de la production de l’ordre de 30% n’affecterait pas la sécurité alimentaire, si nous adoptons les changements de comportements alimentaires nécessaires. En outre, nous relâcherions la pression sur le reste du monde, qui n’aurait plus à produire « notre » soja.». 

L’actualité nous rappelle les dramatiques problèmes de sécheresse et la responsabilité du monde agricole en la matière. La transition alimentaire s’attaque-t-elle à cet enjeu crucial ?

Ne tombons pas dans les surpromesses : face à l’ampleur du dérèglement climatique, un changement de modèle agricole seul ne va pas arrêter les sécheresses, mais il réduira considérablement la pression sur l’eau. D’abord, car aujourd’hui l’eau est utilisée principalement pour du maïs qui nourrit les animaux, aussi la transition diminuant la consommation de viande et de lait diminuera mécaniquement la consommation d’eau. Ensuite, car la transition passe par des systèmes d’élevages polyvalents qui sont beaucoup moins gourmands en eau et comptent sur des paysages beaucoup plus adaptables. Vous pouvez ainsi avoir des prairies « paillasson » l’été qui repartent à l’automne. Là encore, ceci demande beaucoup moins d’eau que des maïs arrosés pour qui un accident de parcours est fatal… et qui coûtent cher à produire ».

Cette transition va modifier les exploitations, de leur apparence jusqu’aux personnes qui les gèrent : quelles conséquences sur les paysages et l’emploi ?

« Notre agriculture actuelle avec des exploitations de plus en plus grandes ne permettent pas l’épanouissement de la biodiversité naturelle. A contrario, avec des  haies et des prairies vous créez des micro-climats et réactivez des paysages fertiles.  En outre, face à tous les ruissellements et inondations qui se multiplient avec le dérèglement climatique, les formes les plus résilientes sont les bocages, les prairies et les zones humides qui retiennent l’eau dans les sols et les nappes. On retrouve la bonne gestion de l’eau. Ceci n’a rien d’un luxe de paysagiste écolo ou de lubie bobo. Au contraire, voyez ce qui se passe dans le pays de Caux : la destruction de ces paysages crée de l’érosion, les rivières se vident et les nappes phréatiques ne se remplissent pas. Ça n’est, à l’évidence pas tenable ».

« Concernant l’emploi, commençons par une lecture historique : depuis 70 ans, produire plus n’a pas eu d’impact positif sur l’emploi agricole. Et c’est une litote… Au contraire, quand on a organisé la production, avec des quotas (le précédent historique des quotas laitiers face à la surproduction montre de biens meilleurs résultats que l’absence de régulation) et des assurances concernant la distribution, on a des résultats très positifs sur l’emploi précisément en contraignant la production. La mécanisation moindre et l’absence de pesticides de synthèses impliquent un besoin plus grand en main d’œuvre. Il reste à produire au prix juste pour permettre aux agriculteurs d’en vivre dignement ».

Cerise sans glyphosate sur le gâteau, tout ce que vous prônez est garanti sans pesticides ?

« Il faut comprendre pourquoi nous devons sortir des pesticides et des engrais de synthèse. Pour les pesticides, tous les rapports scientifiques sont clairs quant à leur impact sur la biodiversité et la santé. L’impact des engrais de synthèse est moins médiatique, mais tout aussi alarmant. Quand vous utilisez ces derniers, vous émettez du protoxyde d’azote qui dégage un gaz à effet de serre 300 fois plus puissant que le CO2 et qui dure très longtemps. L’impact est comparable au méthane, mais beaucoup plus durable (dans le mauvais sens du terme). De plus, pour produire 1 kg de ces engrais, il faut l’équivalent d’1Kg de pétrole. D’où le fait qu’au début de la guerre en Ukraine, les prix ont flambé par peur de pénurie. Si on résume, ces engrais sont une catastrophe climatique, nous maintiennent en état de dépendance géopolitique et en plus, ils saccagent la vie des sols et des océans. En sortant de l’obsession court termiste du rendement, on fait revivre la biodiversité dans les sols. Sortir des pesticides et des engrais de synthèse, c’est une nécessité vitale pour toutes ces raisons. À court terme, en Europe, ça veut dire produire moins en volume, il ne faut pas se mentir. Mais l’alternative productiviste conduit à un risque d’effondrement où l’on perd tout ».

Alors, cette transition, on y va ?

« J’aimerais vous dire oui, mais je veux être clair : il y a pour l’heure un décalage croissant entre des injonctions à aller vers le bio et l’agriculture propre et une réalité dans laquelle les exploitations sont encore plus grandes, plus intensives, plus pleines d’engrais de synthèse. Nous sommes au bout d’un cycle économique où les choix politiques et financiers ont poussé l’immobilier et des biens de consommation et trop ‘tiré’ sur l’alimentation, à laquelle nous ne consacrons plus assez. Il faut retrouver plus de justice et nous ne ferons pas la transition sans payer plus pour bien manger, en sortant de la vision dans laquelle l’alimentation est la variable d’ajustement économique pour les moins favorisés ».  [1]